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Pour comprendre l’histoire de Jae Lin, il faut remonter au commencement de l’innommable.
A l’explosion, à la destruction, au chaos.Fin de l’année 2029. Bien que toujours en vie, des entrailles de la terre remontaient des hommes et des femmes ayant survécus au pire, mais devant alors s’accoutumer à une vie faite de rien. Des terres stériles, un froid glacial et éternel, la famine. Devant l’atrocité d’un pareil tableau, certains tentèrent de fuir, d’autres se reclurent sur eux-mêmes. Et enfin, certains avaient pris la décision de rester en groupe, de vivre avec les leurs – Voyant l’entraide et le partage comme le meilleur moyen de survivre. Parmi ces derniers, se trouva dans ce que fut Séoul un groupe d’une petite dizaine d’hommes et de femmes. Les plus jeunes approchaient de la trentaine, les plus vieux fêtaient leurs soixante printemps. Bien que n’ayant aucun autre lien que leur volonté de survivre les uns auprès des autres, ils se donnèrent le nom de famille. La Famille.
C’est au sein de la Famille que de l’amour entre deux jeunes gens naquit Jae Lin. Enfant désirée, et attendue, sa naissance jeta pourtant un voile sur le petit groupe. Sa mère, la plus jeune des femmes, avait perdu la vie en lui offrant la sienne. Ses souffrances et son silence qu’elle s’obstinait à garder sans jamais se plaindre avaient touché l’ensemble de la Famille qui regretta bien vite la venue de ce petit être réclamant tant d’attention. Son père, bien que le plus malheureux de tous regardait chaque soir sa fille comme une bénédiction du ciel. Pour elle il s’ôta la santé et le peu de pain qui aurait pu le nourrir. Pour elle, il se perdait des jours entiers à la recherche du lait nourricier dont la petite Jae Lin ne pouvait se passer. On le supplia d’abandonner cette enfant qui allait finir par le tuer d’épuisement, il n’en voulut rien entendre. Jae Lin était le fruit de la femme qu’il avait aimé, l’écrin de leurs deux sangs mélangés. Il se jura d’offrir à sa fille, à défaut d’une vie confortable, une vie faite d’un amour inconditionnel, et parvint pendant un temps à rallier la Famille à sa volonté.
Malheureusement, à peine l’enfant eut-elle soufflé sa troisième bougie qu’un étrange phénomène se produisit. Par moments, lorsqu’on la touchait, la petite se mettait à hurler de terreur, comme prise de folie. L’année suivante, alors que personne n’avait idée du mal qui la rongeait, une nouvelle personne se présenta à la Famille et demanda à l’intégrer. Il suffit à l’enfant d’un regard, et l’instant qui suivit, elle sut du nouvel arrivant son nom, son âge, et d’où il venait avant même que l’homme eut prononcé le moindre mot. Elle supplia dans le même temps qu’on ne le laisse pas rejoindre la Famille, car l’homme était un « méchant », mais bien loin de s’en inquiéter, le groupe se focalisa avant tout sur son pouvoir. On la questionna : Où l’avait-elle rencontré ? Comment savait-elle ces choses ?
D’une simple phrase, elle répondit alors. « C’est écrit sur son fil ».
Dans son langage d’enfant, pour la première fois, elle raconta alors ce qu’elle appelait son secret. Ce fil, le fil de la vie tissé entre la naissance et la mort de tout être, elle, elle le voyait nettement.
On la testa pour voir si elle ne mentait pas, car tout cela n’avait aucun sens, mais à toutes les questions auxquelles elle n’aurait jamais dut avoir de réponse, la petite fille répondait avec une exactitude choquante. On déclara que l’enfant était une médium, car le phénomène mutant n’était alors pas encore assez étendu pour que l’on sache vraiment de quoi il en résultait. C’est ainsi que dès l’âge de quatre ans, contre l’avis de son père, mais à l’unanimité de la Famille, ces derniers la trainèrent dans les foires, les marchés, et jusque devant les portes des riches gens afin de tirer de sa faculté quelques sous. Cela marcha un temps, puis on se lassa. La Famille avait peu d’égard pour Jae Lin qui n’était alors plus qu’un vulgaire outil dont on se servait pour enrichir la Famille. Les protestations du père de la petite n’y changèrent rien : la règle était ainsi. L’unanimité décidait pour tous. Lorsque Jae Lin eut cinq ans, elle commença enfin à maitriser son don. Petit à petit elle parvint à toucher les gens sans voir en eux, elle apprit à regarder un visage sans y déceler le fil, mais une nouvelle particularité s’ajouta. Une dangereuse particularité.
A l’aube de l’année 2029, un soir où son père la coucha, comme à son habitude Jae Lin embrassa chastement les lèvres de son père pour lui souhaiter la bonne nuit. Se produisit alors l’impensable.
« Papa, ils vont te faire du mal… » Avait-elle gémit en larmes. Interloqué, son père avait demandé plus d’explications, et elle lui expliqua alors. Par ce baiser elle avait eu la vision de la Famille leur voulant du mal, du nouvel arrivant montant la Famille contre eux deux. Il mit cela sur le compte d’un cauchemar, et rassura l’amour de sa vie d’une douce caresse sur le front avant de refermer le fin rideau qui délimitait la chambre de la petite.
Quelques heures plus tard, c’est en sursaut que Jae Lin fut réveillée, alertée par le cri déchirant de son père. Elle ne sut jamais ce qu’il était advenu de lui, mais avait la conviction que ce qu’elle avait vu s’était réalisé. Naïvement, plutôt que de fuir, elle avait rejoint le feu de camps où se tenait la Famille afin de chercher de l’aide auprès des quelques personnes auquel elle croyait encore. La voix de sa nourrice cria qu’elle avait tout vu de la scène où Jae Lin prédisait l’avenir de son père. Tous l’immobilisèrent alors, l’humilièrent en forçant ses lèvres d’enfant et lui firent subir d’atroces violences afin de lui tirer d’entre ses larmes ce qu’elle avait vu. Plus blême que jamais, la petite avait fait ses prédictions, et fut alors solidement attachée. La Famille avait trahit le pacte qui les unissaient et comptait la vendre au plus offrant des Lachesis du gouvernement, car on ne doutait pas une seconde de l’intérêt qu’un tel don pouvait avoir pour des personnes si influentes.
Par chance, plus euphorique que jamais, la Famille s’était enivrée ce soir-là. C’est donc en silence, et sans être vue que Jae Lin profita de la somnolence générale afin de laisser le feu brûler ses liens. La corde se détacha de sa peau, et l’instant d’après elle fuyait à toutes jambes sans rien emporter avec elle que sa détresse. A l’heure d’aujourd’hui, elle serait incapable de vous dire combien de temps elle marcha, seule, puisant toute son énergie dans sa peur viscérale. Elle se réfugia dans les restes de ce qui est à présent le niveau 2 de Seoul, où logeaient des gens plus aisés que les nomades mais bien plus modestes que ceux vivant au centre de la ville. Des civils sans prétention. Elle resta seule un temps, puis fut découverte par un couple de résidants, qui, apeurés par le phénomène de mortalité lié aux femmes enceintes, avaient pris la lourde décision de ne point faire d’enfant. Jae Lin leur apparut comme un miracle : une orpheline en quête d’une famille. Mais à peine fut elle assurée que ce nouveau foyer ne lui voulait que du bien que sans l’ombre d’une vigilance elle conta dans les moindres détails son histoire. Son pouvoir, la façon dont la Famille l’avait traité, comment le nouvel arrivant avait monté la Famille contre eux et tué son père. Le couple sembla se perdre dans une histoire si complexe, mais n’en laissèrent rien paraître. Pendant un mois entier, ils prirent soin de Jae Lin comme de leur propre enfant. Accueillie au sein d’un foyer chaleureux, la petite fille se laissa renaître. Et puis, un beau matin, sans qu’elle ne comprenne vraiment ce qu’il se passait, des hommes en noir vinrent la chercher, laissant sur la table en échange de sa vie un maigre sac de pièce qui sembla ravir ses nouveaux parents, puis la porte se referma. Jae Lin ne les revit plus jamais.
Tout ce qu’elle sut, c’était qu’une fois encore, sa confiance avait été trahie. Les gens en qui elle avait cru n’était pas comme ils l’avaient dit une simple famille en mal d’enfant, mais un couple redoutable de chausseur de mutants, spécialisés dans la traque des jeunes enfants.
Mutants. Traque. Tout cela lui semblait incompréhensible. Elle était bien humaine pourtant. Elle était bien une petit fille ressemblant à toute les autres. Pourquoi l’appelait-on mutante ou monstre ? Le processus d’identification fut brutal pour l’enfant qu’elle était, et dont la vie basculait bien trop vite alors, tout comme changeait le monde tel que tous l’avaient connus jusque lors. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réaliser ce qu’il lui arrivait, elle se retrouva enchaînée à d’autres enfants, fut manipulée, vantée comme de la marchandise auprès d’une foule de gens inquiétants. Mais elle n’était pas intéressante. Autour d’elle, certains mutants pouvaient contrôler le feu, les cellules, avaient des ailes ou des peaux semblables à celle des caméléons. Dans un monde où le nouveau gouvernement cherchait avant tout à posséder des mutants puissants, elle n’était rien. Quand fut passé le tour de vente des gouvernements, de l’armée, puis des scientifiques, elle fut classée parmi les « invendus ». Pendant plusieurs jours, elle resta seule dans une chambre étroite et vide de tout. La seule ouverture consistait en une petite trappe en bas de la porte qui ne se soulevait que deux fois dans la journée pour laisser glisser des plateaux qu’elle touchait à peine. Elle ne sortait que pour ses besoins naturels, et était accompagnée comme un détenu dangereux par un gardien à chaque fois. Sa honte, sa peur, tout se décupla à mesure que le temps passait. Elle s’aliénait tout bonnement dans son silence.
Après un temps qui lui parut une éternité, on la libéra enfin. Tout comme la poignée d’autres mutants qui n’avaient pas brillés aux yeux des riches preneurs et des scientifiques aguerris, elle fut conduite à la FM. La Ferme aux Mutants. Le plus âgé du groupe, âgé de six ans, qui semble-t-il s’en était enfuit, confia lors de leur voyage que les gens là-bas appelaient cet endroit le terrier à cause de la pénombre constante qui y régnait. A cette époque de la première génération, les mutants les plus âgés n’étaient encore que de jeunes enfants. Enlevés, vendus, ou tout simplement ramassés dans la rue, ils n’avaient d’individualité que lors de leur arrivée, lorsque les recensaient, et qu’on leur installait la fameuse puce.
Dans cet endroit, on ne parlait pas. Difficile de se faire des amis quand le moindre de vos mots est proscrit par des gardiens. On leur apprit le nécessaire : lire, écrire, compter. Et quelles lectures. Des extraits de propagandes, des articles de lois, des traités concernant les abominables mutants, des appels à la population visant à les dénoncer en échanges de belles récompenses. Lorsque s’achevait l’heure de la classe, venait le temps des expériences. Chaque jour, les maltraitances s’enchaînaient. Ils n’étaient que des cobayes après tout. On le leur avait bien inculqué. Les enfants étaient tout bonnement formatés, habilement manipulés à croire que leur existence n’avait aucun sens, qu’ils étaient des monstres rejetés. Personne n’en doutait, rare étaient les enfants à avoir jamais connu le bonheur d’être choyé au sein d’une chaleureuse famille. Et pour cause, aucun n’avait de mère.
Jae Lin se souvint de cet épisode atroce. Elle allait avoir huit ans quand un jour de classe une nouvelle arrivante, âgée d’à peine quatre ans s’était mise à pleurer en réclamant sa mère. On ne l’avait pas consolée. On ne l’avait pas mise à l’écart. Non, la voix de l’instituteur lui avait simplement expliqué qu’elle avait assassiné sa mère, qu’elle ne la reverrait jamais et que c’était entièrement sa faute. Ce sermon fut attitré à tous les autres enfants présents. Ils étaient chassés et enfermés car ils étaient des monstres et des criminels. On leur apprit que seul le gouvernement pouvait les aimer, et que c’était pour leur seul bien qu’ils se trouvaient ici aujourd’hui.
Les années passèrent.
A la ferme, elle n’était toujours qu’une ombre par les ombres. Les violences, les injures, les châtiments, et les corvées régissaient son quotidien. Parallèlement à cet enfer, le temps lui-même devenait un ennemi, car dès lors que les enfants fêtaient leur douzième année, le temps de l’enfance s’effaçait, remplacé par le temps du travail. Les garçons, même ceux petits et frêles étaient assignés constamment aux travaux manuels et aux chantiers. Seuls les rares esprits brillants obtenaient le droit à une éducation plus poussée. Quant aux filles, les tâches se réduisaient aux tâches moins rudes physiquement telles que la cuisine, la couture, et le ménage. Certaines plus privilégiées étaient poussées vers les soins, mais là encore, ces enfants étaient bien rare.
Le jour J se rapprocha. Autour d’elle, les rares discutions ne se tournaient plus qu’autour du choix du métier. Elle entendait les filles glousser à l’idée d’être choisie pour l’infirmerie, les garçons se plaindre qu’ils ne savaient que choisir.
Jae Lin ne savait que choisir. Elle ne se sentait pas féminine. Malgré leurs conditions, les filles de son âge commençait à s’intéresser aux garçons, à se laisser pousser les cheveux, à les nouer de façons plus plaisantes. Elle n’avait jamais songé à cela. A vrai dire, elle ne songeait pas beaucoup non plus, se contentant de respirer et marcher comme un automate. Les seuls moments où elle se sentait plus vivante, c’était durant les entraînements sportifs quotidiens. Elle savait lire, écrire, elle comptait avec difficulté, mais brillait en sport. Rapide, vive. Et pour cause, son pouvoir dont tous semblait se moquer lui offrait de bonnes capacités d’anticipation. Son instinct la trahissait rarement. C’est ainsi que lorsqu’elle eut enfin atteint l’âge requis pour travailler, parmi les propositions données, elle refusa tout, et demanda à être assigné à un travail d’homme. D’abord réticents, ses responsables se concertèrent : elle était grande pour son âge, et était bien portante. On ne lui avait recensé aucune blessure physique, ses rares passages à l’infirmerie se résumant à des maladies infantiles et à des cas d’épidémies dans la ferme. De ce fait, on lui accorda sa volonté. Mais puisqu’on lui accordait « le privilège » de l’exaucer, elle devrait se contenter de la tâche ingrate. C’est ainsi qu’elle fut assignée à la mine. Sa taille et son corps menu lui permettait d’atteindre les endroits étriqués que les mineurs n’atteignaient pas. Sa tâche se résumait à pousser des chariots, à tendre des outils, à porter des charges, rien de bien important. Mais quand il s’agissait de se faufiler, on ne faisait désormais plus appelle qu’à elle. Elle s’y plaisait. Les discutions bourrues des hommes, et les conversations faussement viriles de ses compagnons de la ferme étaient plus plaisantes à ses yeux que les gémissements et les discours futiles des filles du dortoir qu’elle avait en horreur. Oui, elle se sentait bien. Un frêle sourire parvenait même à se frayer un chemin sur ses lèvres lorsque les plus vieux plaisanter parfois. Ici, puisqu’elle était la seule fille, elle se sentait enfin différente, enfin reconnue. On connaissait son nom, on la traitait un peu mieux. Malheureusement, cela ne dura qu’un temps. Quand son corps se transforma, le monde sembla s’effondrer.
A mesure que le temps passait, les comportements de certains hommes à son égard changèrent. On commença à la complimenter, les tapes dans le dos se firent plus douces et plus longues, on lui offrit des conseils mal placés qui visait à la mettre un peu plus en valeur. Elle n’aimait pas ça. A cela s’ajouta la venue d’un nouveau scientifique nommé Jin Williams. Ce métisse sino-américain fut le premier à trouver un intérêt particulier au pouvoir de Jae Lin. Cela commença par des expériences anodines, les mêmes que celles qu’elle subissait depuis toujours. Puis, petit à petit, les tests furent plus denses, plus douloureux. On l’obligea à manquer le travail pour rester au laboratoire où elle ne quittait plus cet homme au regard bleu azur. Ce dernier la complimentait constamment. Pour son physique, mais surtout pour son don. L’obsession le gagna. Il voulait découvrir son avenir que Jae Lin lui refusait. Sachant bien de quelle manière opérée, il la soumit à son désir, et viola le passage de ses lèvres, ordonnant à la captive qu’elle lui révèle ce qu’elle voyait pour lui.
Plus elle se refusait à le lui dire, plus les violences augmentèrent. Les coups pleuvaient. A eux vinrent s’ajouter les mutilations et les tortures.
A mesure que s’écoulait le temps, elle allait de moins en moins à la mine, prisonnière éternelle de cet homme à qui elle ne voulait appartenir. Ses gardiens n’étaient pas des tendres, mais le degré de violence qu’il lui imposa acheva de briser ses propres limites. Elle ne dormait plus, ne trouvant de repos que dans ses moments d’inconscience. Son corps endoloris par les liens et les mauvaises positions trop longtemps tenues n’en pouvait plus. Elle souhaitait la délivrance. La mort. D’entre ses larmes, elle implorait chaque jour pour qu’il l’achève, mais son tortionnaire n’entendit rien, et poursuivit de plus bel. Enfin, un soir, enchainé sur le sol froid du laboratoire, il la quitta pour un gala auquel il était convié. A bout de force, elle leva les yeux au ciel, pria pour qu’on la délivre. Définitivement.
Le lendemain, lorsqu’elle fut réveillée par Jin, les tests reprirent. Rien. Cela ne donnait rien.
Intrigué, le jeune scientifique recommença encore et encore, fit venir un technicien pour vérifier les machines, demanda à se faire livrer un nouveau matériel. Rien. Il n’y avait plus rien.
La Moïra avait disparue.
Les tests, les injections, les greffes, rien n’y remédia. Pris de convulsions de rage et de crises d’angoisse, Jin tenta le tout pour le tout. Peut lui importait la vie de cette fille, il devait retrouver ce pouvoir. Il fallait lui rendre sa capacité. Pour y parvenir, il usa de tous les moyens, même du pire. La Dytentrine. Injectée à forte dose et basée sur le patrimoine génétique de la jeune femme, le produit ne sembla pourtant pas agir. Les hallucinations et les faiblesses de Jae Lin allaient de paires avec les effets notoires de cette drogue, mais son pouvoir ne revint pas.
Il fallut se résoudre. Les gênes mutantes de Jae Lin ne présentaient plus d’activité. Bien que toujours présentes dans son corps, ces dernières étaient comme mortes, totalement inanimées. Cette découverte rassembla un nombre impressionnants de scientifiques et autres docteurs qui allèrent chacun à leur théorie afin d’expliquer l’inexplicable. Seul un jeune chercheur sembla mettre le doigt sur quelque chose : une armure génétique. Une barrière. Voilà ce que devait être ce repli. On ne le cru pas, l’explication n’étant pas assez scientifique, et pourtant là était la vérité. Finalement, au terme de maintes réunions, on décida de reprendre son jouet à Jin et de la renvoyer au travail.
Affaiblie au possible, maigre, et sans plus aucune volonté de vivre, l’adolescente se trouva vite dépourvue dans ce milieu qu’elle avait tant affectionné auparavant. Très vite, elle fut parée de bonnes intentions. On la soutenait mielleusement, on la complimentait sur son physique, on lui assurait à qui mieux peux qu’on la protégerait de tout. Que de belles paroles qu’elle avait en horreur. Bientôt, son traumatisme la défit complètement du peu d’attache qu’elle s’était constitué. Elle travaillait mollement, ne rendait plus service. Ses compagnons et le reste des ouvriers lui parlaient plus sèchement, de façon vulgaire, et elle s’en fichait bien. Un bon coup de grisou, voilà tout ce qu’elle attendait.
Quand elle eut dix-huit ans, il ne faisait plus aucun doute que l’adolescente qu’elle avait été s’était transformée en une femme magnifique. Depuis son retour à la mine, et la perte de son pouvoir, elle n’avait plus adressé la parole à qui que ce soit, pas même pour les formalités d’usage. Et bientôt, elle comprit pourquoi on séparait les hommes et les femmes à la ferme. Elle regretta d’avoir choisie sa voie. Elle que son instinct n’avait jamais trahie se sentait tellement libre d’avoir pu choisir ce seul chemin différent de celui des autres, et on ne l’avait pas retenu. Ils savaient ce qui arriverait. Ils savaient que ce n’était pas dans son intérêt. Et ils l’avaient laissé faire, pour l’exemple certainement. Pour prouver au peu de mutants qui se voulait une volonté que leurs choix étaient vains, et qu’eux seuls savaient ce qu’il y avait de bon. Ses cris ne furent pas entendus, ses débattements furent vains. Mise à nue, touchée, humiliée d’injures et de coups, ceux qui se voulaient ses protecteurs dans son enfance devinrent ses tortionnaires. Un ultime cri de détresse vint franchir le passage de ses lèvres. Puis tout fut noir. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, son honneur était intact, plus personne ne la touchait, plus personne ne la forçait. Le sol des sous-sols était toujours humide, elle ne comprit pas de suite. Puis, ses yeux habitués à la pénombre, elle les distingua un à un. A terre. Morts. Et sous sa main, non pas de l’eau ni de la boue. Du sang. Leur sang. Tremblante au possible, elle tâtonna le sol à la recherche de ses vêtements en lambeaux. Inquiets de l’absence de leurs aînés, des garçons de la ferme vinrent à sa rencontre. Le silence règne.
Elle reste là, stoïque. Elle ne sait combien de temps se passe, mais bientôt ses gardiens de la ferme la rejoigne, l’évacue. C’est plus tard devant les vidéos des caméras de surveillances placées dans la mine que Jae Lin découvre l’horreur : durant tout ce temps de léthargie, durant ce qu’elle avait pris pour un seul instant, des images. Son regard, son expression sont méconnaissables. Semblable à un démon, d’un simple regard elle fait s’agenouiller l’ensemble de ses bourreaux. Le son de la vidéo, même baissé au minimum est insoutenable, et est coupé immédiatement. Alors que tous se plient de douleur au sol en se tenant les oreilles ou la poitrine, en hurlant à la mort, Jae Lin se promène, fait s’intensifier les souffrances. Puis à chacun, elle pose une main sur le front. Les hommes s’effondrent inertes les uns après les autres. Elle sourit, rit. Ainsi naquit l’Hybris.
Une capacité artificielle. La première de l’histoire des mutants. Cette capacité, elle ne la contrôle que lorsqu’elle dans un état d’esprit calme et excessivement concentré. Le moindre sentiment « mauvais » et l’Hybris lui échappe. Désormais contrainte à des injections régulières de calmants, elle apprend à tenir les rênes de cette dangereuse nouvelle capacité.
A daté de ce jour, Jae Lin retrouva sa place sur le marché des mutants. Cette histoire qui avait fait le tour de la hiérarchie en fit un objet désirable. Une arme. Très fière de l’attention que Jae Lin fit gagner à la ferme, sa geôlière l’apprêta au mieux pour le jour de sa vente.
Là, debout sur cette estrade, elle n’en cru pas ses yeux, et se remémora le long silence qui avait suivi chacune de ses vente annuelle. Mais là, pour la première fois, une cohue de mains et d’offres vint retentir en un bourdonnement assourdissant. Contre toute attente, son cauchemar la rattrapa. Celui qui la gagna à l’enchère ne fut autre que Jin Williams, l’homme à qui elle devait et la perte de son pouvoir et l’arrivée en elle de ce pouvoir destructeur la grignotant de l’intérieur.
Sagement, elle le rejoignit, et quitta le hall avec lui. Ses muscles tendus au possible, elle sait ce qu’il lui reste à faire. Elle se trouve devant la portière ouverte de son désormais propriétaire, il la regarde avec insistance. Elle s’approche en douceur, le remercie le regard brillant, et plein de promesse. Son piège se referme. Après avoir frappé l’homme de toutes ses forces au ventre, ses jambes font le travail. Elle court à toute allure, se blesse de toute part en sautant le mur d’enceinte encore fermé, sa peau s’accroche aux fils barbelés, dernière épreuve à traverser avant la fin.
Personne n’a vu le coup venir. Personne ne lui a jamais porté le moindre intérêt. Le seul qui l’a fait a transformé son existence déjà bien terne en enfer. On ne peut plus rien lui faire. Plus aucun coup ne la fera tomber à terre. Désormais, elle ne vivra que pour elle-même. Elle apprendra à contrôler l’Hybris sans l’aide des calmants, tuera pour s’en procurer s’il le faut. Plus personne ne la tirera vers le noir. Elle le jure devant le ciel. Pour son père. Pour son salut. Ses poumons la brûle, la tête lui tourne, mais ses jambes ne s’arrêtent plus. Pas même lorsque arrive la fin de la route. Elle saute, tombe. La tôle du toit d’un véhicule reçoit sa chute. Le conducteur s’arrête, puis repart aussitôt, pris en otage par une femme désespérément accrochée à la liberté. Selon son ordre il la conduit dans la ville basse. Dans les quartiers de la misère, à l’endroit qui la vue naitre. Dans la voiture, elle réclame au conducteur le petit canif accroché aux clés de la voiture, et le plante vigoureusement dans son bras. Ses hurlements résonnent dans tout le véhicule alors que son sang vient colorer la banquette duveteuse de son siège. Elle fouille la chair de cette futile petite lame, mord à s’en arracher les dents dans un linge et déloge enfin le fruit de son labeur. Sa puce. Utilisant un vieux t-shirt posé sur la banquette arrière, elle le déchire, s’en fait un garrot et un pansement, puis quitte son « sauveur » sans un mot dès que ce dernier stop la voiture.
Une année entière se passe durant laquelle Jae Lin vivra seule. Le marché noir comme principal allié, elle chasse et vole ce qu’elle peut en dehors de la ville pour le revendre contre des vivres et des produits de premières nécessités. Sa vie d’ermite lui convient. Elle a construit sa vie nouvelle dans les décombres d’un ancien garage laissé à l’abandon. Personne ne vient ici, et personne ne semble à sa recherche. Elle reprend goût à la vie. L’Hybris ne se manifeste plus.
Enfin, en 2048, alors âgée de 20 ans un incident viendra la tirer de son quotidien solitaire. Alertée par des cris, elle se réveille en sursaut. Une femme qui ne semble pas bien plus âgée qu’elle vient d’entrer en trombe dans son logis. Ce qu’elle lit dans ses yeux ressemble à s’y méprendre à ce que lui reflétais son miroir dans les pires moments de sa vie. Dans ses mains, deux armes à feu vides. L’instant qui suit, des hommes pénètrent le garage, ravage tout ce qu’elle avait construit, l’injurie, lui réclame la malheureuse sous peine de lui ôter la vie. La barrière éclate. L’Hybris retrouve son chemin jusqu’à elle. Elle ne comprend pas : pourtant, chaque fois qu’elle a voulu l’utiliser, son pouvoir ne venait pas, mais il est trop tard pour réfléchir. Elle tire sur chaque fil qu’elle parvient à saisir, use de chaque outil tombant sous sa main pour anéantir les autres à l’aide de sa protégée. Une confiance mutuelle s’installe entre les deux femmes en l’espace d’une seule seconde, la suivante, tous les hommes sont à terre.
La suite fut simple. Elle demanda la tranquillité, mais celle qu’elle avait sauvée acheva de la convaincre de la rejoindre. Après tout, elle n’était plus en sécurité ici.
Contre toute attente, il s’avéra que la frêle Ajax, Iwako de son vrai nom, était une humaine pourvue d’un pouvoir mutant qui, à la suite de l’apparition de son pouvoir, avait levé un groupe de révolté contre le pouvoir. Ces gens pensaient par eux-mêmes, et bientôt, leurs arguments heurtés à tout ce qu’on avait appris à Jae Lin vinrent forger sa propre volonté. Elle s’intégra à eux, devint le bras droit d’Ajax. Ce groupe peu nombreux lui avait redonné goût à la vie, et surtout, lui avait offert une seconde chance de croire en l’humanité qu’elle pensait déchue. Mue par la seule volonté de protéger les siens et de rendre aux mutants la liberté qu’on leur avait toujours interdite, Jae Lin offrit son pouvoir et sa volonté aux Katharsis, et finit par se hisser au sommet de ce groupe de résistants, prenant ainsi la place de celle qu’elle avait sauvé. Ensemble, ils se soutiennent, et surtout, font gronder la révolte dans la ville.
C’est ainsi qu’en 2049, le nom de Park Jae Lin vint de nouveau résonner aux oreilles du gouvernement. Mais cette fois, ce dernier ne la graciera pas.
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