Le premier avril 2030 fut un des jours les plus beaux de Madame Baek, qui accoucha alors de son deuxième enfant, un garçon cette fois-ci. Son mari était moins enthousiaste, mais heureux malgré le fait qu'ils avaient désormais une bouche de plus à nourrir. Leur fille Eunjung, âgée de cinq ans, sautillait de joie à l'idée d'avoir un petit frère dont elle allait pouvoir s'occuper avec tout l'amour qu'une grande sœur pouvait offrir. Ce fut même elle qui avait choisi son prénom, Minjae. Elle voulait en faire son petit protégé, être aux petits soins avec lui. Malheureusement, cela allait être également le jour le plus tragique pour le reste de la famille, puisque la mère rendit l'âme après la naissance de l'enfant.
Monsieur Baek se remaria un an plus tard à une femme qui, étrangement, rappelait aux enfants, et surtout à Eunjung, leur défunte mère. La grande sœur, quant à elle, avait fait comme elle avait prévu, en prenant soin de Minjae et en étant toujours à ses côtés. Tellement qu'elle lui devint indispensable. Tellement, qu'il ressentit un peu de jalousie lorsque l'année suivante, la femme à laquelle leur père s'était remarié donna naissance à une petite fille, qu'elle nomma Eunmi, et qu'Eunjung le délaissa un peu pour elle.
C'est pour cela que, alors qu'il avait sept ans, il passait déjà la plupart de son temps à courir après sa petite sœur pour tirer sur les jolies tresses qu'Eunjung lui faisait. Mais il l'aimait quand même, hein. Qui aime bien, châtie bien, dit-on. Les trois enfants s'entendaient à merveille et, malgré le fait que la seconde Madame Baek était elle aussi morte peu de temps après la naissance sa fille, et malgré la pauvreté de leur petite famille, ils étaient heureux.

Mais c'était sans compter le jour où Minjae, quelques semaines après son onzième anniversaire, surprit un acte qui, quand il y repense, lui donne encore la chair de poule et lui fait serrer les poings. Il venait de rentrer chez lui ; sa tante était au travail – elle se spécialisait dans l'acupuncture –, tandis que sa petite sœur était partie jouer avec des amis. Il se dit donc qu'il devait être seul, et s'apprêtait à aller dans sa chambre, quand il entendit un cri étouffé provenant de la chambre d'Eunjung. Il s'approcha de la porte et l'ouvrit lentement, jetant un œil par son entrebaillement. La scène qui se présenta à lui le laissa figé sur place, les yeux grand ouverts. Son père, une main sur la bouche de sa fille, l'autre sous sa jupe, la retenait fermement, l'obligeant à rester couchée sur son lit. Alors qu'il s'apprêtait à enlever son propre pentalon, Minjae, qui avait retrouvé ses esprits, ouvrit la porte à la volée et, profitant de la surprise de l'homme, poussa ce dernier de toutes ses forces sur le sol. Dans son élan, il s'empara de la première chose qui lui passait sous la main, à savoir un crayon de papier fraichement taillé, et se jeta sur lui, enfonçant la pointe de l'objet dans sa joue. Le père hurla de douleur et repoussa violemment son fils contre le mur, avant d'attraper Eunjung et placer le couteau qu'il venait de sortir de sa poche sous sa gorge. « Va-t-en si tu ne veux pas qu'il arrive quoi que ce soit à ta sœur. » ordonna-t-il. Cette dernière, des larmes dévalant ses joues, hocha légèrement la tête. « Minjae, ce n'est rien, je... Ce n'est pas la première fois, de toute manière... »
Ce fut la phrase de trop. Une rage incontrôlable s'empara du garçon et ce dernier, comme possédé, s'élança de nouveau. Seulement, Monsieur Baek, voulant l'éviter, fit un trop grand geste de la main et entailla profondément le cou d'Eunjung, qui s'effondra par terre, inconsciente. En un instant, Minjae s'agenouilla auprès de sa sœur et appela son nom, mais celle-ci ne respirait déjà plus.

Se relevant d'un coup, il prit le père par surprise et s'empara de son couteau, avant d'enfoncer rapidement ce dernier à plusieurs reprises dans son abdomen, le faisant s'écrouler lourdement sur le parquet de la chambre. Minjae se plaça alors au-dessus de lui et lui donna d'autres coups de couteau à différents endroits tels que la poitrine, le cou, même le visage. Il n'arrivait plus à s'arrêter, il n'était plus lui-même. La haine pour l'homme qui venait de tuer sa sœur avait pris le dessus sur son esprit jusque là dénué de toute pensée irascible. Minjae continua même après avoir vu toute trace de vie quitter le regard de son père, jusqu'à ce que son bras devienne engourdi après ses gestes répétés. Il resta alors immobile quelques instants avant de retourner auprès du corps amorphe d'Eunjung et, de ses mains ensanglantées, prit l'une des siennes et l'approcha de son visage, la plaçant sur sa joue. Il la reposa lentement et se passa une main sur le visage, le recouvrant de sang sans en être conscient, et se mit à pleurer. Sa sœur était morte par sa faute, parce qu'il n'avait pas obéi et n'était pas parti. C'était son seul remords. Il tenait plus à Eunjung qu'à son père. Ce dernier s'était à peine occupé de lui depuis qu'il était venu au monde, contrairement à sa sœur, qui avait toujours été à ses côtés.
Il sursauta en entendant quelque chose tomber derrière lui et, se retournant, son regard se posa sur le sac de courses sur le sol, puis rencontra celui de sa tante, et enfin celui de sa demi-sœur, se tenant quelques pas derrière elle. Sa tante, qui s'était occupée des trois enfants depuis que leurs mères avaient quitté ce monde, le dévisageait avec horreur, une main sur la bouche. Le garçon voulut se réfugier dans ses bras, mais elle recula brusquement à la vue du couteau qu'il avait gardé dans la main sans s'en rendre compte. Il le lâcha immédiatement, et, la lèvre tremblante, balbutia : « Maman... Papa a... Il allait... Eunjung... Alors j'ai voulu...  » Mais avant qu'il n'ait pu s'expliquer, sa tante attrapa fermement la main d'Eunmi et dit : « Va-t-en. Et ne m'appelle pas "maman". Tu n'es même pas mon fils. Comment as-tu pu... Tu as tué ta propre sœur et ton père... Va-t-en et ne reviens jamais. Assassin... »
Ces derniers mots laissèrent Minjae sous le choc. Il avait pris l'habitude d'appeler sa tante ''maman'', étant donné qu'elle s'occupait d'eux comme de ses propres enfants. Mais en cet instant, elle croyait qu'il les avait tués tous les deux. Elle ne voulait même pas entendre ce qu'il avait à dire. La seule réalité à ses yeux était que les corps de son frère et de sa nièce gisaient, inertes, sur le sol, et que son neveu, Minjae, le visage et les mains ensanglantées, tenait un couteau. Eunmi, quant à elle, restait silencieuse. Elle se contentait de fixer son frère, ne comprenant pas encore très bien la situation.

Le garçon erra plusieurs jours seul, affamé, sale, recouvert de sang séché. Les gens, dès qu'ils le voyaient, se détournaient de lui et se mettaient à chuchoter entre eux. Un matin, alors qu'il venait finalement de se rincer dans l'eau claire d'une rivière, Minjae décida de retourner chez lui. Il voulait absolument expliquer à sa tante ce qui s'était réellement passé, qu'elle écoute sa version de l'histoire. Alors qu'il marchait, des images de sa sœur lui souriant d'un air heureux passèrent en boucle dans sa tête, qui se mit à le faire souffrir. Il s'assit par terre tandis que son corps était parcouru de légers spasmes, attendant que son mal de crâne disparaisse. Après quelques minutes, il se remit sur pieds et reprit son chemin. Mais désormais, on lui offrait des regards interloqués et surpris, sans qu'il ne sache pourquoi.
Au moment même où il s'approchait de sa maison, il vit sa tante sortir, la tête basse. Il l'appela doucement, mais referma rapidement la bouche en entendant sa voix, qui, justement, n'était plus la sienne, mais ressemblait étrangement à celle de sa défunte sœur. Madame Baek se tourna vers lui, et s'effondra par terre en reconnaissant la personne qui se tenait devant elle. « Eunjung... » murmura-t-elle après s'être relevée avec difficulté pour aller prendre les visage de Minjae entre ses mains. « Que... Qu'est-ce qu'il se passe ? N'es-tu pas... morte ? »
Le garçon prit ses mains dans les siennes et la regarda d'un air dubitatif. Dans la confusion, il se remit à l'appeler comme il en avait l'habitude. « Maman... C'est moi, Minjae, pas Eunjung... » Mais alors qu'il disait cela, il se regarda dans la fenêtre à sa droite, qui lui refleta sa sœur ainée. Il écarquilla les yeux et regarda sa tante, paraissant complètement perdue. « Pou... pourquoi je ressemble à Eunjung, maman ? » demanda-t-il faiblement, avant de sentir le mal de tête revenir. Sa tante se mit une main sur le cœur en voyant Eunjung prendre l'apparence du "fils" qu'elle avait renié. Elle se rappela alors la rumeur qui courait, racontant que la plupart des enfants nés après la catastrophe n'étaient pas comme les autres, qu'ils avaient des... pouvoirs.

C'est ce moment que choisit un homme qui avait assisté à la scène pour apparaître. D'un seul regard, la tante comprit la raison de sa présence et, malgré les propos qu'elle avait tenu quelques jours auparavant, serra Minjae contre elle. Le garçon aussi, avait compris. Ces rumeurs, cela faisait plusieurs années déjà qu'elles circulaient à travers la ville, et probablement dans tout le pays. Elles parlaient des enfants mutants, mais aussi du fait que ces derniers étaient regroupés dans une sorte de camp par des gens aux motifs inconnus. Mais ce n'étaient que des rumeurs, rien de concret, donc. Néanmoins, rien qu'à la façon de se tenir de l'homme, Minjae devina qu'il était là pour l'emmener avec lui, qu'il le veuille ou non. D'abord réticent, il finit par se rappeler le drame qu'il avait causé, et se dit que, en fin de compte, s'il partait, sa tante serait soulagée, et pourrait enfin oublier qu'il était un assassin, qu'elle pourrait l'oublier lui. Alors, reculant d'un pas, il plongea ses yeux dans les siens et, pour seules paroles d'adieu, dit « Pardon, maman... », avant de lui tourner le dos et partir sans se retourner en compagnie de l'inconnu.

Allongé sur l'herbe, Minjae, désormais âgé de dix-neuf ans, contemplait le tanto artisanal à double tranchant et au manche blanc que lui avait un jour offert Eunjung, sur la lame duquel était gravée une fine branche de cerisier. Il ne se séparait jamais de l'arme, qu'il portait soit à la ceinture, soit dissimulée dans l'une de ses chaussures montantes. Elle lui était bien utile lors des missions. C'était également le seul objet qui le reliait à son passé, à sa famille. Il avait fini par se repentir de son crime, en se persuadant que sa grande sœur n'aurait pas voulu le voir se morfondre pour le restant de ses jours. En revanche, il n'avait jamais regretté la mort de son père. Il savait qu'il n'aurait de toute façon pas eu d'autre solution, que s'il l'avait laissé vivre, il aurait continué à faire du mal à Eunjung, et cela était la dernière des choses qu'il souhaitait voir arriver.
Par moments, le jeune homme pensait à son autre sœur, Eunmi. Il se demandait ce qu'elle était devenue. Avait-elle été emmenée, tout comme lui ? C'était une possibilité, puisqu'elle était née après la catastrophe, elle aussi. Mais si c'était le cas, elle se trouvait probablement dans le camp de l'ennemi ; sinon, il l'aurait déjà croisée et reconnue. La reverra-t-il un jour ? Si oui, il fera tout pour la garder auprès de lui.
Qui vivra verra. En attendant, Minjae profitait de sa vie actuelle. Certes, ce n'était pas toujours facile – la vie ne l'est jamais – mais il se trouvait bien, là.